Conférence en quatre parties, sur le Crédit Social

Louis Even le jeudi, 01 novembre 1945. Dans Le Crédit Social enseigné par Louis Even

1. Il faut s'occuper de ses affaires

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,

Pourquoi sommes-nous groupés ici ce soir ? Pour jeter un coup d'œil sur le monde dans lequel nous vivons.

Il n'y a pas besoin de regarder bien longtemps pour s'apercevoir que ce monde est rempli de choses illogiques, de choses qui sont le contraire du bon sens.

Un argent mal dompté

Ceux qui n'étaient plus des enfants il y a une dizaine d'années savent que, pendant les dix ans d'avant-guerre, des familles entières, en grand nombre, souffraient de privations, avec un pays plein de richesses, simplement parce qu'ils n'a­vaient pas d'argent dans leurs poches pour ache­ter les produits empilés.

Puis, tout à coup, dès qu'on est entré en guerre, l'argent est venu, alors qu'il y avait moins de produits à vendre parce que les bras manquaient pour les faire.

Pourtant l'argent a été inventé pour acheter. Or l'argent ne venait pas quand il y avait des produits à acheter, et il est venu quand il n'y avait pas de produits à vendre.

Voilà toujours bien une chose que le bon sens n'approuve pas.

Un gouvernement qui n'aide pas

On est en démocratie. Cela veut dire un gouver­nement du peuple par le peuple et pour le peuple. Donc un gouvernement par nous et pour nous.

Que faisait le gouvernement quand il ne man­quait rien que l'argent ? On avait en abondance tout ce que les cultivateurs et les ouvriers peuvent faire. Il ne manquait rien que la chose qu'ils n'ont pas le droit de faire, l'argent.

Le gouvernement disait qu'il n'avait pas d'ar­gent lui-même et qu'il ne pouvait pas en faire.

Pourtant lorsque la guerre est venue, que les ouvriers et les cultivateurs ont dû prendre les armes ou travailler pour la guerre, et que la pro­duction a diminué, alors le gouvernement a su faire une chose : il a fait imprimer des coupons pour rationner.

Si le gouvernement peut faire imprimer des coupons pour empêcher d'acheter, qu'est-ce qui l'empêchait de faire imprimer de l'argent pour permettre d'acheter ?

Le gouvernement sait très bien tirer l'argent de nos poches quand il y en a ; il s'en reconnaît le droit. Pourquoi ne se reconnaît-il pas le droit d'en mettre dans nos poches quand il ne manque rien que cela ?

Et c'est un gouvernement démocratique : un gouvernement de nous pour nous.

Voilà toujours bien une chose bizarre : par notre gouvernement, nous savons prendre des décisions pour nous priver, et nous ne savons pas prendre des décisions pour nous servir.

Le progrès qui fait mal

Un autre exemple de monde détraqué :

L'homme a reçu un cerveau intelligent. À cause de cela, il cherche toujours à produire le plus de choses possible avec le moins de fatigues possible.

Un bon moyen de diminuer la fatigue, c'est d'in­venter des machines pour remplacer les bras. Et l'homme invente des machines.

Mais qu'arrive-t-il quand on introduit des ma­chines dans les ateliers ? On a besoin de moins de bras, et les patrons remercient des employés. Les employés qui sont congédiés n'ont plus de salaires pour acheter. Pourtant, la machine fait plus de choses que les ouvriers congédiés. Il y a plus de choses à vendre et moins de personnes capables de les acheter.

Le progrès punit ceux qu'il devait soulager. C'est certainement contraire au bon sens.

L'abondance qui crée un embarras

Un autre exemple encore :

Dès qu'un pays devient productif, les hommes qui gouvernent se creusent la tête pour chercher à l'étranger des endroits où envoyer les produits, alors que les familles du pays en manquent terri­blement.

On nous dit d'un air très savant : Il faut expor­ter plus qu'on importe. C'est-à-dire :

Envoyez beaucoup de produits canadiens à l'étranger, mais faites venir le moins possible de produits de l'étranger. Quand vous enverrez des produits hors du pays, on vous récompensera en vous donnant des octrois, des primes. Mais si vous faites venir des produits d'en dehors, on vous punira en vous faisant payer des douanes.

Pour avoir un Canada prospère, sortez les pro­duits du Canada. Plus vous en sortirez, plus les Canadiens en auront dans leurs maisons. Mais plus vous laisserez entrer de choses au Canada, moins les Canadiens en auront dans leurs maisons.

Voilà qui est certainement contraire au bon sens.

Produire et ne pas consommer

Puisque nous en sommes au chapitre des con­seils donnés par les grands esprits du jour, n'avez-vous pas souvent entendu dire : "Travaillez dur, produisez beaucoup, mais achetez le moins pos­sible."

Et on a soin d'arranger le système pour que nous soyons obligés de peiner dur toute notre vie et de nous priver toute notre vie.

Travaillez et épargnez. Cela sonne très bien, très vertueux, et on en fait une condition de succès.

Pourtant, si l'on y regarde de près, à quoi cela rime-t-il ?

Dans le monde moderne, de plus en plus indus­trialisé, ceux qui travaillent font des choses sur­tout pour le marché, des choses qui sont à vendre.

Les ouvriers de l'automobile ne font pas les automobiles pour eux, mais pour une compagnie qui les met en vente. Les ouvriers de la chaussure ne font pas des chaussures pour eux-mêmes, mais pour une compagnie qui va les mettre en vente. Et ainsi pour toutes choses. Même dans l'agricul­ture : le cultivateur qui a une douzaine de vaches et deux fois autant de cochons n'élève pas ces animaux pour sa propre table, mais pour obtenir des produits et les mettre en vente.

Or, on nous dit d'une part : Travaillez beau­coup, produisez beaucoup de choses, mettez beau­coup de choses sur le marché.

Et on nous dit d'autre part : Épargnez. Achetez le moins possible.

Combien de temps le monde va-t-il pouvoir ac­complir le premier conseil s'il accomplit le second ? Combien de temps le monde va-t-il empiler les choses à vendre s'il se prive de les acheter ?

On reçoit comme parole d'Évangile des conseils qui se contredisent.

On se pend soi-même

Avez-vous remarqué que les journaux de ce temps-ci parlent de grèves de tous les côtés ? Des ouvriers se mettent en grève en Angleterre, aux États-Unis, au Canada. Pourquoi ?

Ils réclament des augmentations de salaires.

Pourquoi veulent-ils des salaires plus élevés ? Parce que, disent-ils, les salaires actuels ne suffi­sent pas pour vivre convenablement, au prix où sont les choses.

S'ils obtiennent des salaires plus élevés, que va-t-il arriver ? Les produits qu'ils fabriquent vont revenir à plus cher. Les ouvriers des autres lignes vont se plaindre à leur tour : Le coût de la vie a monté, il nous faut de plus gros salaires. Une fois les salaires de ces derniers augmentés, le prix de leurs produits montera. Les premiers ouvriers se plaindront alors de nouveau que la vie est trop chère et que leurs salaires ne suffisent plus.

On ne peut pas les blâmer de trouver la vie trop chère. Mais le moyen qu'ils prennent pour y faire face contribue à la rendre plus chère encore.

Causes ni naturelles, ni divines

Voilà un tableau bien drôle, n'est-ce pas ? Et pourtant, il est loin d'être complet. Nous nous sommes tenus sur le terrain économique, et nous n'en avons vu qu'une toute petite partie.

Si nous nous mettions à parler de la politique, ou du social, on en trouverait de belles ! Des contradictions, des non-sens, des choses inadmissibles.

Mais c'est assez pour démontrer que notre monde est plein de désordres, dont nous souffrons. Si les choses étaient plus conformes au bon sens, sans avoir à fournir plus d'efforts, notre vie serait beaucoup plus douce, beaucoup plus humaine.

Mais ces contradictions-là, ces choses qui offensent le bon sens, sont peut-être inévitables ? Inévitables comme la pluie et le beau temps ?

Allons donc ! Aucune de ces offenses au bon sens n'est due à des causes naturelles.

Ce serait naturel d'être dans la privation au pôle nord. Mais ce n'est pas naturel de se laisser périr de faim devant des greniers pleins à craquer.

Ce n'est pas naturel d'avoir des tables nues, des maisons dégarnies, lorsque la production abonde et que des hommes et des jeunes gens frappent à toutes les portes d'usine pour supplier qu'on leur donne le droit de travailler. Et ce n'est pas naturel que la nourriture vienne plus abondante sur nos tables seulement lorsque nos meilleurs hommes sont employés à se battre, ou à faire des obus et d'autres choses qu'on ne met pas dans nos maisons. Ce n'est pas naturel d'être obligé de sortir la production du Canada pour en avoir dans les maisons canadiennes.

Ce n'est ni imposé par la nature ni ordonné par le bon Dieu. Le même Dieu qui a créé l'homme avec ses besoins a préparé une terre pleine de richesses pour être au service de ces besoins.

S'il y a des règlements qui font que les hommes ne puissent se servir des biens de la Providence et des fruits de leur travail, ce n'est pas le bon Dieu qui a fait ces règlements. Les hommes font eux-mêmes les règlements qu'ils désirent pour organiser leur vie économique.

Qui doit y voir ?

Pourquoi est-ce que ces choses-là continuent, alors qu'elles sont contraires au bon sens ? Qui doit voir à les changer ?

Qui ? Allons-nous attendre que ceux qui ont établi ou qui maintiennent ces règlements pour leurs propres intérêts les changent eux-mêmes ? Rien ne changera tout seul. Et rien ne sera changé par ceux qui trouvent que c'est à leur goût.

Qu'un voleur dépouille ses voisins, c'est contraire à la justice. Mais n'attendons pas du voleur qu'il supprime le vol : c'est aux volés eux-mêmes à y voir.

Et voilà justement pourquoi nous avons pensé de nous rencontrer ici. Sans doute que nous, le petit groupe ici présent, nous sommes incapables de redresser les conditions qui font souffrir à peu près tout le monde ; mais nous pouvons les étudier, voir clair, puis l'expliquer à d'autres. Et eux faire de même.

Lorsqu'une bonne partie du peuple sera renseignée et organisée pour réclamer du bon sens dans l'économique et dans la politique, vu qu'on est en démocratie, ce sera facile de forcer le gouvernement à faire sa part ou de se choisir un gouvernement qui la fera.

Louis Even

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