Nombre de créditistes, dans quelques comtés surtout, se sont montrés étonnés du résultat de l'élection du 11 juin. D'autres, sans avoir eu l'espoir de gagner, attendaient un vote créditiste tout de même plus considérable, surtout dans certaines paroisses. Quelques-uns sont même restés découragés : On a la majorité réelle dans l'opinion, disent-ils, et on perd le jour du vote (Ce qui n'est pas du tout nouveau).
Le Social Crediter, de Liverpool (Angleterre), fait cette réflexion dans son numéro du 23 juin, en parlant de l'élection canadienne du 11 juin :
"Pour les créditistes, l'aspect le plus intéressant et le plus intrigant de l'élection est le résultat dans Québec. Il faut se rappeler que la province de Québec possède l'organisation créditiste la plus puissante au monde, appuyée par un journal qui lève maintenant près de 1,000 abonnements par semaine... Surtout pour répondre à la demande d'une minorité de ses membres, elle mit 43 candidats en nomination et les appuya de tout le poids de Vers Demain et de l'Union des Électeurs. Chacun d'eux fut lourdement battu."
Comme on voit, les uns sont surpris, les autres sont intrigués. Comment expliquer la situation ? — Diverses causes sans doute, mais on oublie trop que tous les mouvements nouveaux ont à faire face dans notre province à une machine électorale bien établie et bien financée.
Voici la description frappante que M. Pierre Vigeant fait de la machine électorale, dans Le Devoir du 9 juillet dernier :
Qu'est-ce qu'une machine électorale ? C'est une organisation tellement bien montée qu'elle est en mesure de contrôler le vote dans une région donnée et d'assurer la victoire au groupe qu'elle appuie, sauf au cas d'un véritable soulèvement de l'opinion publique.
Il est évident qu'il faut beaucoup d'argent pour monter et soutenir une pareille organisation.
La principale différence entre le candidat qui dispose d'une machine et celui qui se contente d'une organisation ordinaire, c'est que le premier sait toujours exactement où il en est rendu, tandis que l'autre avance au petit bonheur. Le premier règle ses efforts sur l'état d'esprit des électeurs, qu'il peut toujours jauger assez exactement, tandis que le second fait de la propagande de son mieux en s'en remettant à la Providence et à la bonne volonté des électeurs.
Le jour du scrutin, le candidat qui n'a pas de machine se demande avec angoisse quel sera le résultat de la journée, tandis que son adversaire suit la marche du scrutin d'heure en heure et sait approximativement combien il lui manque de votes pour décrocher l'élection.
La machine électorale est une organisation permanente ou quasi-permanente. Elle n'attend pas l'annonce d'une élection ou le choix d'un candidat pour se mettre en branle. Certains experts soutiennent qu'une bonne machine doit posséder une fiche de chaque électeur de la circonscription et la tenir constamment à date, afin d'être en mesure de multiplier les petits services qui ne coûtent pas grand'chose et de les monnayer ensuite en temps d'élection.
Le travail de l'ingénieur qui dirige l'une de ces machines électorales commence sérieusement lors de la confection des listes. Il mobilise toute une armée de sous-organisateurs pour voir à ce que tous les électeurs qui lui sont sympathiques soient dûment inscrits sur les listes, à ce que le plus grand nombre possible d'adversaires soient omis, à faire inscrire des milliers de faux noms qui faciliteront au besoin les suppositions de personnes.
Une fois la confection et la révision des listes terminées, une fois la campagne électorale engagée, les organisateurs préposés aux divers arrondissements de scrutin se remettent à l'œuvre, pour mesurer les chances de succès du candidat appuyé par la machine. Ils feront le dénombrement des votes favorables, des votes hostiles et des votes douteux dans leurs secteurs respectifs.
La cabale s'exercera fort activement sur les partisans qui peuvent être ébranlés ou mécontents, sur les indifférents et les hésitants, et même sur les adversaires qui ne paraissent pas irréductibles. Si l'opinion est généralement favorable au candidat de la machine, cette cabale sera moins active et les largesses des organisateurs seront mesurées. Si le candidat adverse est très populaire et qu'il menace de l'emporter, les organisateurs demanderont du renfort et l'argent coulera à flots pour renverser le courant.
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Le matin de l'élection, les chefs de la machine électorale sont assez exactement fixés sur le résultat du vote. Ils ont reçu les derniers rapports des organisateurs de polls et fait un estimé de la majorité qu'ils devront obtenir après le travail qui s'est fait. Il existe cependant une certaine proportion d'électeurs qui attendent au dernier moment pour tenter de découvrir la direction du courant et s'assurer la satisfaction puérile d'avoir gagné leur élection. Il faut se prémunir contre toutes les surprises possibles et se ménager une marge confortable.
Le moment est arrivé de mettre en branle la puissante machine électorale en utilisant la savante préparation des semaines précédentes. Les représentants de la machine s'installent dans les bureaux de scrutin, pourvus de cahiers détaillés qui leur indiquent quels sont les amis dont il faut favoriser le vote et les adversaires qu'il faut décourager ou intimider s'il y a moyen.
Les organisateurs, pourvus de caravanes d'automobiles, s'élancent à travers la circonscription pour amener aux polls tous les partisans et gagner en onzième heure l'adhésion d'indifférents qui ne se rendraient pas aux polls si on n'allait les relancer.
Des équipes de faux électeurs, les fameux télégraphes, se promènent en autos de poll en poll pour voter à la place des malades, des absents, de ceux inscrits sur les listes. Eux aussi sont munis de cartes bien préparées qui leur facilitent le travail.
Les chasseurs expérimentés se promènent de poll en poll pour recevoir les rapports des représentants et suivre la marche du vote. Si tout se passe comme on l'avait prévu, tant mieux ! Si par contre il se produit des anicroches et que la lutte s'annonce serrée, les chefs de la machine sont aussitôt alertés et prennent les dispositions nécessaires. Les organisateurs se multiplient dans leur chasse aux électeurs favorables ou malléables, les télégraphes redoublent d'audace et mettent les bouchées doubles. Ils ne se contenteront pas alors de voter au nom des absents, mais ils voteront au nom des adversaires quand la chose n'est pas déjà commencée depuis le matin. À la dernière élection fédérale, un organisateur de quartier, qui est venu voter à dix heures du matin après avoir installé ses représentants, a constaté à son grand étonnement que l'on avait déjà voté à sa place.
(L'article de M. Pierre Vigeant parle ensuite des télégraphes, qui opèrent surtout dans les villes.)
Nous prions nos créditistes de bien étudier ces notes sur la machine électorale — non pas pour l'imiter, car ils y perdraient leur argent et leurs énergies, mais pour tirer les conclusions utiles.
D'abord, ils devront cesser de s'étonner de leur insuccès électoral même dans les comtés ou les paroisses où ils se croyaient en nombre. Ceux qui faisaient l'élection pour permettre aux sincères de voter créditiste et, à l'occasion, pour pousser la propagande, ont gagné leur point. Ceux qui la faisaient avec la prévision du succès n'avaient pas mesuré la puissance qu'ils affrontaient.
Les assemblées sont un tout petit facteur dans la campagne électorale. C'est le travail d'homme sur homme qui compte.
Nos créditistes ne peuvent jamais s'attendre à pouvoir mettre autant d'argent que les partis politiques, ni à placer sur la route de pareilles caravanes d'autos. Ils peuvent toutefois mettre sur pied des hommes, beaucoup d'hommes, autant et plus que les adversaires, s'il y a beaucoup de travailleurs ardents entraînés en temps normal et décidés, comme toujours, à donner gratuitement leur temps et leurs efforts pour la cause.
Nos créditistes peuvent aussi arriver (mais ils en sont encore loin) à avoir en main un fichier sur tous les électeurs de leurs secteurs de vote, les classant en électeurs très favorables au Crédit Social, en tièdes, en hostiles, en indifférents. Pour cela, il faudrait au moins un bon responsable par section de vote, qui s'occupe des électeurs à l'année, parce que l'adhésion au Crédit Social demande une conviction basée sur l'étude.
Le jour du vote, nos hommes ne sont pas capables, avec seulement deux ou trois autos par division de poll, de concurrencer avec les dizaines d'autos des partis, pour aller chercher les électeurs. Cela veut dire que les indifférents, les branleux, seront toujours la proie des organisateurs de partis. Les créditistes doivent se contenter de compter sur les décidés, sur les inébranlables. Il faut en prendre son parti. C'est peut-être d'ailleurs mieux ainsi, parce qu'un gouvernement élu avec des douteux, avec un peuple insuffisamment renseigné ne peut donner le Crédit Social : Le Crédit Social, en effet, est tout de liberté et réclame, pour son succès, l'appui sincère du peuple contre les obstacles que susciteront toujours les puissances financières.
La conclusion qui s'impose, c'est qu'il faut travailler ardemment, en tout temps, à bien éclairer les électeurs, à en faire des hommes convaincus, alertes, que rien ne fera hésiter le jour du vote, et qui s'empresseront de se rendre d'eux-mêmes aux polls de bonne heure, sans attendre qu'on aille les chercher.
En fait d'organisation permanente : des responsables de comté, des responsables de paroisses, et des responsables de sections de vote, connaissant leur juridiction en blanc et en noir, et s'occupant des électeurs qui leur sont confiés comme un professeur s'occupe de ses élèves.
Travail gigantesque. Oui, mais pour abattre un ennemi gigantesque et surtout pour créer une œuvre gigantesque et durable.
Pour ceux qui veulent le succès, il n'y a pas d'autre alternative que s'acharner à ce travail. La capitulation ne donne jamais la victoire.
D'ailleurs, nous comptons aujourd'hui assez de créditistes dans maintes parties de la province pour bâtir cette "machine créditiste" — machine d'hommes et de dévouement — pourvu que ces créditistes aient le courage de leurs convictions.
La machine électorale est une dictature, et les élus de la machine sont des usurpateurs. Il ne peut être question de remplacer cette dictature par une autre. La vraie démocratie, la "cité des droits de la personne", ne s'établira qu'en rendant les personnes plus conscientes de leurs droits ; et c'est une affaire d'éducation.
Entre les élections, c'est-à-dire tout au long de la vie courante, pratiquons et faisons pratiquer la politique de pression. C'est un moyen concret de former des citoyens imprégnés du sens de leurs responsabilités en politique et moins sensibles aux influences des machines électorales.