Les créditistes éloignés peuvent rester estomaqués en face du résultat de l'élection de la Beauce. Après tant d'efforts, avec un candidat créditiste de premier ordre, dans le comté qui passait pour avoir la meilleure organisation aux élections précédentes, comment expliquer un vote créditiste aussi mince ? Comment le vote créditiste du 21 novembre a-t-il pu être si inférieur à celui du 11 juin dernier, inférieur même à celui d'août 1944 ?
Mais, pour quiconque a participé directement à l'élection de la Beauce, pour ceux surtout qui furent sur les lieux dès le commencement de la campagne, ce petit vote créditiste était attendu et ne les surprend nullement.
Disons d'abord que le terrain a été longuement préparé par l'Union Nationale. Pendant que nos créditistes, épuisés par deux luttes successives intenses, croyaient pouvoir souffler un peu, les précurseurs de l'Union Nationale faisaient adroitement et insidieusement leur ouvrage.
Nos organisateurs de paroisses étaient approchés l'un après l'autre. Il était facile de connaître nos hommes : les créditistes se battent en plein jour.
Évidemment, on n'abordait pas nos gens en adversaires, avec une proposition d'achat. Pas si bête ! Celui qui venait se présentait comme un créditiste : "Il faut rester créditiste. Mais pas participer à l'élection. Ce n'est pas le temps. C'est une élection partielle seulement. À quoi bon faire la lutte ? Cela ne donnera rien. Ne vaut-il pas mieux soutenir le candidat du gouvernement ? Il sera du côté du pouvoir, et pourra obtenir beaucoup de choses pour la Beauce. Puis Duplessis est ouvert aux idées des créditistes. N'a-t-il pas promis de nommer une commission pour étudier la loi des Maisons du Trésor ? Il ne faut pas l'indisposer contre nous. Il faut donner une chance à M. Poulin. Après cela, s'il ne fait rien, on le décollera dans quatre ans. Etc., etc."
Ces mots sonnaient doux dans des oreilles de gens fatigués.
L'émissaire allait à un deuxième et lui disait que le premier était bien de cet avis.
Une fois quelque créditiste en vue gagné à l'idée de se mettre derrière l'Union Nationale, on se servait de lui pour continuer le courant.
Et le courant était déjà bien déclenché lorsque vint la Convention des créditistes à Beauceville.
Cependant, la majorité des délégués ayant décidé de placer un candidat, on est allé de l'avant.
Mais, c'est en commençant l'ouvrage, en allant chercher des organisateurs dans les paroisses, qu'on s'aperçut mieux du ravage accompli. Certains de nos organisateurs de l'autre élection étaient déjà nommés organisateurs de l'Union Nationale, avec bonne paye naturellement. D'autres avaient l'air de gens compromis, de mains liées au moins pour le temps de la campagne.
Évidemment, si l'on avait abandonné la partie, c'en était fait pour longtemps des cadres créditistes dans la Beauce. On y aurait encore compté des créditistes. Mais l'organisation aurait été effritée : les ardents, mécontents d'être laissés à leur isolement ; les faibles, enlisés pour des années dans les rangs plus bourgeois et plus payants de l'Union Nationale.
Mais les lutteurs n'ont point ainsi capitulé. De la Beauce même, ils se sont levés. Puis de l'extérieur, une cinquantaine sont venus consacrer la dernière semaine à les aider. On a réparti ces derniers sur toutes les paroisses.
Le travail qui s'est fait, dans cette dernière semaine surtout, fut magnifique. Il débuta par le superbe discours de M. Grégoire à l'appel nominal — discours que même les adversaires ont écouté attentivement pendant une heure. De l'avis du président, le maire de St-Georges (non créditiste), M. Grégoire fut l'orateur le mieux écouté de l'après-midi. Huit mille personnes étaient présentes.
Puis, tous les soirs, dans toutes les paroisses, des assemblées de rangs et de cuisines couvrirent tout le terrain.
À chacune de ces assemblées, généralement bien fournies, les auditeurs admettaient que le Crédit Social est la chose la plus logique en économique, et l'Union des Électeurs la chose la plus logique en politique.
On a gagné les esprits, mais on a perdu le vote. Pourquoi ?
Pourquoi ? Pour la même raison que, dans un autre ordre de choses, des hommes qui connaissent très bien leurs devoirs se permettent de les transgresser.
Il ne suffit pas de voir clair, il faut aussi vouloir droit, et le vouloir contre tous les obstacles.
Il ne suffit pas de connaître le Crédit Social il faut le vivre.
Les quelque 1,500 créditistes qui ont voté pour M. Grégoire, en face de tous les arguments, de tout le tapage, de tous les déploiements et de tout l'argent des politiciens, ceux-là sont vraiment créditistes. Quant aux autres, quoi qu'ils en pensent, il leur manque de vivre le Crédit Social.
Dans une élection partielle, il se dépense beaucoup plus d'argent dans le comté qu'il ne s'en dépense par comté dans une élection générale.
Écrivant dans le Messager de Saint-Michel de Sherbrooke, du 24 novembre, Gladiateur parle de $350,000. Nous croyons qu'il reste bien en dessous du chiffre juste.
Un homme, généralement bien informé et libéral modéré, nous disait, le jour de l'appel nominal, qu'il s'était déjà dépensé $125,000 dans la seule paroisse de St-Georges.
Des journaux de la Beauce furent achetés et ré-achetés, allant au plus offrant. L'un d'eux, Le Progrès de St-Georges, Union-Nationale au début de la campagne, devint libéral au cours de la campagne, puis redevint Union-Nationale pour les derniers jours. La plume, le talent du journaliste allaient à la plus grosse liasse de piastres, et le papier supporte tout.
Un autre, L'Aiglon, de St-Joseph, libéral en temps ordinaire, a continué de se dire libéral, tout en donnant toutes ses pages, pendant la dernière partie de la campagne, au parti de l'Union Nationale. C'était la plume vendue essayant de se faire accepter de ceux qu'elle trahissait.
Chaque grande assemblée de ministres groupait des centaines d'autos. Ces voitures, venues de tous les coins de la Beauce, de Québec et d'ailleurs, étaient payées de $10 à $20 chacune pour amener une pleine charge d'humains. Ces humains n'avaient rien à payer : promenade gratuite et parfois agrémentée de douceurs et de fort.
Calculez ce que, à ce prix, coûtait une assemblée de 400 autos !
Nous pourrions nous étendre sur les dépenses d'élection des partis : leurs bataillons de conférenciers et de cabaleurs amenés de toute la province, le cinéma gratuit d'une paroisse à l'autre sous le patronage des femmes des candidats, etc.
L'argent et les promesses d'octrois ont joué un rôle formidable. Tout cela était prévu, et un ami sincère nous avait conjuré de ne pas lancer les créditistes dans la bataille. C'est peine perdue, disait-il.
Il avait raison, s'il s'agissait de gagner seulement. Mais nous avons persisté à croire — et c'était bien l'avis de M. Grégoire avant même qu'il fût choisi candidat — nous avons persisté à croire qu'au milieu de cet enfer, il fallait faire entendre la voix du bon sens. L'Union Nationale a gagné l'élection. Les libéraux ont eu un vote bien supérieur au nôtre. Mais c'est nous qui avons mis dans les esprits quelque chose qui y demeure et qui n'y serait pas allé avec notre abstention.
Les idées n'ont pas gagné, parce que la foule des électeurs est encore trop "masse" et pas assez "peuple". Elle se laisse manipuler par l'argent. C'est l'argent qui a gagné.
C'était facile à prévoir quand on voyait les gens courir là où l'argent faisait le plus de déploiement.
En face du demi-million dépensé par les grands partis dans cette élection, quelle a été la dépense des créditistes ?
Les créditistes ont cueilli, tant dans la Beauce que dans le reste de la province, et dépensé un total de $1,227.00. C'est mince à côté des centaines de mille piastres des partis politiques, et nous voyons d'ici les ricaneurs de la victoire hausser leurs épaules de dédain.
Outre ces dépenses inscrites, il y a évidemment d'autres dépenses non inscrites — celles que les dévouements ont inspirées et que les héros n'enregistrent pas.
Le candidat lui-même, qui a laissé son bureau pendant trois semaines pour s'occuper des électeurs de la Beauce, y a perdu des recettes sans diminuer ses dépenses fixes. Ceux qui savent ce qu'est un bureau d'avocat de la grosseur de celui de M. Grégoire sont à même de comprendre ce que cela signifie.
Puis, les cinquante personnes qui sont venues donner une pleine semaine dans la Beauce y sont venues sans être payées par l'organisation. Avec le temps du voyage, surtout du retour retardé par l'enneigement des routes, c'est une semaine et demie de salaire plus les frais de voyage que chacun sacrifiait. Quelques-uns, pas tous, se sont fait aider par les créditistes de leurs places respectives. De toute façon, s'il avait fallu payer cela, il aurait fallu pour le moins $2,500 de plus.
Pendant leur séjour en Beauce, ces apôtres furent reçus dans des familles de créditistes : autant de dépenses, de la part de ces familles, qui ne sont point enregistrées.
Comparez aux quelque 150 personnes au moins, avocats et autres, que l'Union Nationale avait en Beauce le jour de l'élection. L'un d'eux nous a dit qu'il recevait $60 pour la seule journée du vote.
Les partis ont mis de l'argent et de la corruption. Nous avons mis du dévouement et des idées. L'argent et la corruption ont gagné, et ce n'est pas la première fois.
Le jour du vote, nous avions deux représentants dans chacun des polls. Ce fut le résultat de grands efforts, parce que bien de nos gens, tout en se disant créditistes et prêts à voter créditistes, ne voulaient pas s'afficher, soit parce qu'ils se croyaient compromis dans des approches d'agents de partis, soit parce qu'ils craignaient les vengeances de Georges-Octave Poulin et du gouvernement. M. Poulin tient le patronage en Beauce depuis une année.
Avec l'aide de créditistes trempés de Québec et d'ailleurs, nous eûmes donc nos représentants. Et ce fut un entraînement exceptionnel pour eux, surtout quand on sait quel traitement ils durent essuyer dans la plupart des polls. Nous en parlons ailleurs sous le titre "Cohenneries de l'Union Nationale." (Page 1 du présent numéro).
L'organisation de l'Union Nationale a engagé une bande de polissons et de voyous pour faire élire son Poulin. Que ces voyous détiennent un parchemin d'avocat ou un titre de député, cela n'y change rien : ils se sont comportés en polissons et en voyous. Des députés qui ont voté la nouvelle loi électorale au printemps dernier sont les premiers à s'en moquer.
Qu'ils ricanent tant qu'ils voudront après leur victoire, tout honnête homme préfère être battu dix fois que de triompher avec de telles cohortes.
Du candidat au dernier de ceux qui ont donné du temps, des énergies, de l'argent, dans cette élection, pas un de ceux à qui nous avons posé la question ne regrette d'y avoir participé.
Le soir et le lendemain du vote, personne n'était plus gai, plus décidé, plus enthousiaste que les créditistes.
L'espace nous manque pour tirer plus de conclusions encore sur l'élection de la Beauce, au point de vue des créditistes. Mais nous y reviendrons.