L'ennemi dans nos murs

Maître J.-Ernest Grégoire le vendredi, 15 juin 1945. Dans La politique

(Extraits du discours prononcé par M. J.-Ernest Grégoire au Palais Montcalm, à l'occasion de la Fête de Dollard des Ormeaux, le 24 mai 1945)

Le Canada, pays d'abondance

Nos ancêtres, génération après génération, nous ont laissé un Canada toujours plus grand, toujours mieux établi, toujours plus productif, toujours plus riche. Là où les pionniers n'avaient que des sen­tiers dans les bois, que des cours d'eau sans amé­nagements, le Canada possède aujourd'hui un ma­gnifique réseau routier, des chemins de fer, des voies fluviales et des ports de première qualité.

Des fermes, des chantiers, des usines de toutes sortes, déversent la production avec une telle pro­fusion que le problème capital de nos hommes d'affaires, c'est de chercher des marchés, sur tous les continents, pour écouler les produits.

Si l'on excepte les années de guerre, alors que machines et hommes produisent surtout des en­gins de destruction, nos élévateurs sont pleins à craquer, nos magasins regorgent d'articles de tou­tes sortes, les entrepôts sont tellement débordants que les industriels s'arrachent les cheveux et doi­vent congédier du personnel.

À travers tout cela, des cerveaux sortis de nos écoles et de nos universités inventent continuelle­ment de nouveaux moyens de produire davantage tout en diminuant le travail.

La richesse du Canada dépasse tout ce que pou­vaient rêver ses fondateurs.

Privations en face de l'abondance

Et pourtant, que remarque-t-on ? En temps de paix, lorsque l'abondance surgit de l'est à l'ouest, du nord au sud ; lorsque des millions d'annonces, depuis le coin du journal au panneau-réclame, de­puis le boniment des colporteurs jusqu'aux grandes voix de la radio, nous offrent à l'envi tout ce qu'il faut pour nos personnes et pour nos maisons —c'est alors même, en face de cette surabondance criée sur tous les toits, que nos familles en arra­chent le plus pour se nourrir, pour s'habiller, pour se loger, pour se soigner.

Qu'est-ce qui empêche le blé trop abondant pour les élévateurs de devenir du pain sur les tables de chez nous ? Qu'est-ce qui empêche les pieds d'être bien chaussés, les membres d'être convenablement vêtus, lorsque les manufactures de chaussures et d'habits sont obligées de fermer leurs portes, parce que leurs produits s'accumulent et ne se vendent pas ? Qu'est-ce qui empêche les familles d'être lo­gées à leur mesure, lorsque les carrières et les bri­queteries sont désertées parce que les matériaux restent dans leurs cours ?

Qu'est-ce qui empêche ainsi les familles du Ca­nada de jouir de l'immense production canadienne ?

L'ennemi est dans nos murs

Quel est l'ennemi barbare qui force toute une population à se priver en face d'une abondance qui sollicite des preneurs, et qu'elle a elle-même créée ?

Voilà certes un ennemi plus puissant que les Iroquois qui faisaient la terreur de nos ancêtres. Les Iroquois ne pouvaient pas ainsi empêcher les Français de consommer les produits qu'ils avaient récoltés.

Où est l'ennemi qui affame ainsi les familles de chez-nous ? Qui a tenu des milliers et des milliers de foyers dans la détresse, dans l'indigence et les soucis constants du lendemain, pendant les dix années d'avant-guerre ?

Cet ennemi-là est-il vaincu ? La victoire des Alliés l'a-t-elle fait disparaître ?

Est-ce l'Allemagne de Hitler qui mettait ainsi les Canadiens en pénitence ? Ce serait folie de le dire : Hitler n'a pris le pouvoir qu'en 1934. Il y avait déjà quatre ans que le Canada et tous les pays civilisés étaient mis en pénitence devant leur abondance.

Si nous avons déclaré la guerre à l'Allemagne en 1939, c'est pour d'autres raisons. Ni Hitler ni Mus­solini n'avaient enlevé un seul morceau de pain à une seule famille canadienne.

En combattant Hitler, nous n'avons donc point touché à l'ennemi qui peut empêcher les Canadiens de faire du pain avec leur blé.

Il faut chercher cet ennemi-là — le grand affa­meur, le grand assassin, le grand destructeur de nos familles, le grand tueur de nos joies, celui qui, "sur le terrain économique, met en danger le salut des âmes" — il faut le chercher ailleurs qu'en Allema­gne, ailleurs qu'en Europe ou qu'en Asie.

Cet ennemi-là est chez-nous, puisqu'il est entre nos producteurs et nos consommateurs, entre nos élévateurs et nos huches à pain. Il est chez nous, puisqu'il est entre nos médecins qu'on n'appelle pas et nos malades qui souffrent. Il est chez nous, puisqu'il est entre les produits canadiens qui pour­rissent et les besoins canadiens qui réclament ces produits.

L'ennemi est chez nous. L'ennemi est dans nos murs.

L'argent mal ordonné

Dans notre économie moderne, l'argent est de plus en plus nécessaire, à cause de l'extrême divi­sion du travail, qui fait d'ailleurs l'abondance. Or l'argent va à de moins en moins de monde, à cause des procédés scientifiques et des machines, qui font aussi l'abondance tout en diminuant le nom­bre de salariés.

L'argent est nécessaire pour distribuer l'abon­dance, mais il n'est pas en rapport avec l'abondan­ce.

Des hommes font les choses ; et, avec l'aide des machines, ils font beaucoup de choses. Mais quel­ques hommes, les banquiers, ont seul le droit de faire l'argent, et ils ne le font pas en rapport avec les choses.

L'argent a manqué devant l'abondance du temps de paix ; et l'argent est venu devant la di­minution des produits à vendre en temps de guerre.

L'argent peut disparaître vite, lorsque ceux qui en gèrent le volume le font disparaître, comme en 1929. L'argent peut venir vite, lorsque ces mêmes hommes décrètent son émission, comme c'est arri­vé du soir au matin pour financer la guerre.

Les faiseurs et destructeurs de l'argent, les ban­quiers, dominent les gouvernements. Lorsque tout est là, excepté l'argent, pour faire la prospérité du pays, le gouvernement, pourtant chargé de favori­ser la prospérité temporelle de la société, n'inter­vient pas. Lorsque l'abondance se perd devant des besoins criants, uniquement parce que l'argent n'est pas là, le gouvernement reste inerte. Pour­quoi ?

Le gouvernement intervient bien pour donner des ordres aux contribuables ou aux fonctionnai­res ; mais il n'intervient pas pour donner des ordres aux hommes qui doivent produire l'argent, et qui font souffrir toute une population en s'acquittant si mal de leurs fonctions.

La dictature de l'argent

Ah ! voilà des hommes puissants, qui peuvent faire naître et disparaître l'argent. Et voilà des hommes qui se servent de leur puissance d'une ma­nière étrange et malfaisante.

Ces hommes tiennent en main un pouvoir im­mense, puisqu'ils peuvent affamer l'humanité en pleine abondance, et la tenir affamée tant qu'elle n'entrera pas en guerre. Le Pape Pie XI pouvait bien écrire : "Ils tiennent la vie de l'organisme économique entre leurs mains, si bien que, sans leur consentement, nul ne peut plus respirer."

Sous notre régime mal ordonné, la seule maniè­re dont l'argent augmente dans la circulation, c'est lorsqu'une banque prête au gouvernement ou à un industriel, par de simples découverts, ou par de simples inscriptions de crédit au compte de l'em­prunteur.

Or, ces emprunts ne correspondent pas du tout avec l'augmentation de production du pays. Lors­que le gouvernement emprunte pour la guerre, par exemple, il n'y a pas du tout d'augmentation de produits à vendre, il y a simplement augmentation de moyens de destruction, et cependant l'argent en circulation augmente par les crédits des banques qui prêtent. Tandis que, lorsque des hommes et des jeunes gens offrent en vain leurs bras et leurs cerveaux pendant dix années pour augmenter la production du pays, c'est de la production qui at­tend, mais l'argent n'est pas là pour y correspon­dre.

Cette augmentation d'argent qui se fait par des prêts bancaires au gouvernement ou à l'industrie, se fait sous forme de dette à rembourser, à rem­bourser avec intérêts. Chaque piastre qui vient en circulation de cette manière comporte l'obli­gation de retirer une piastre et plus de la circula­tion à une certaine échéance.

Ces remboursements avec intérêts soustraient de nouveau l'argent, obligent même à en soustraire plus qu'il en a été  mis en circulation, de sorte que le gouvernement et l'industrie doivent constam­ment retourner à la source, être constamment sous la dépendance de la bonne ou de la mauvaise vo­lonté des banques.

Toute augmentation d'argent crée une dette, et toute diminution d'argent crée une crise. La vie des hommes et des nations est sous la férule des banques.

C'est cela qu'on appelle la puissance d'argent. On l'appelle aussi finance internationale, parce que ce système est installé dans tous les pays civilisés, et parce que les banques de tous les pays civilisés règlent la respiration économique de leurs pays, non pas d'après la production et les besoins, mais d'après les décrets de quelques cerveaux financiers internationaux.

C'est si vrai que, en 1929, tous les pays civilisés sont tombés dans la crise en même temps, sans qu'il y eût aucune cause naturelle de crise en au­cun d'eux ; et tous y sont restés jusqu'aux premiers coups de canons de la guerre.

Voilà l'ennemi. Il est international, mais il est dans nos murs, parce qu'il a ses représentants dans nos murs, et que nos gouvernements leur laissent la liberté de nous étrangler lorsque leurs maîtres internationaux décrètent l'étranglement.

Il y a certainement d'autres ennemis que celui-là. Mais nous n'en connaissons pas de plus puis­sants, ni malheureusement de plus respectés et de mieux protégés.

Le monde a cru sage de se battre pendant près de six années contre un totalitarisme qu'il jugeait dangereux pour toutes les nations de l'univers. Or, nous sortons de cette guerre encore plus endettés, encore plus dépendants du totalitarisme financier qui gère nos vies, et auquel pas un État n'a encore déclaré la guerre.

C'est contre cet ennemi puissant, béni de nos gouvernements serviles, que se dressent les crédi­tistes, organisés en notre province sous le nom d'Union Créditiste des Électeurs.

C'est à cette enseigne qu'on trouve les hommes et les femmes de cœur, les vrais patriotes. À d'au­tres, le patriotisme de carton et de discours. Aux créditistes de Nouvelle-France, le patriotisme qui se lève, se donne et agit.

Maître J.-Ernest Grégoire

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