L'Action Nationale d'août-septembre 1943 consentait à publier un article, très bien écrit, de M. J.-P. Robillard, intitulé "Le Plan Beveridge". M. Robillard préconise le Crédit Social au lieu de la fiscalité et du bureaucratisme Beveridge.
Mais M. François-Albert Angers, du Comité de Direction de L'Action Nationale, ne pouvait laisser passer l'article sans le faire suivre de sept pages de commentaires, dans lesquels il s'inscrit ou se ré-inscrit contre le Crédit Social.
Le pontife Victor Barbeau s'est empressé de reproduire, dans son Coopérateur du 22 septembre, les passages de M. Angers qui dénigraient le plus le Crédit Social.
Tant qu'à coopérer, M. Barbeau préfère sûrement la coopération avec le système bancaire que la coopération avec le Crédit Social.
Mais c'est l'auteur, M. Angers, qui nous intéresse. Paix soit à l'autre.
M. Angers en veut à M. Robillard d'avoir osé écrire :
"La doctrine créditiste, et cela d'accord avec une saine philosophie de la personne, soutient que, dans un pays riche comme le Canada, l'on doit avoir le plus de choses possibles pour rien."
M. Angers s'insurge :
"Est-il rien de moins catholique que l'affirmation, défendue par les créditistes, que dans un pays aussi riche que le Canada, les gens devraient recevoir le plus de choses possibles pour rien ?
"Il n'est pas de loi plus fondamentale en doctrine sociale catholique que celle du travail. Et le bon sens suffit à montrer pourquoi il doit en être ainsi : la nature ne donnant rien pour rien, celui qui ne travaille pas par ses bras, par son cerveau ou par ses épargnes n'a droit à rien, parce qu'il ne contribue en rien au bien-être des autres."
M. Angers a découvert plusieurs choses, dont il daigne nous faire part :
La nature ne donne rien pour rien.
Le soleil reçoit une grosse enveloppe de paie pour réchauffer et éclairer l'univers.
La lune (où nous avons déjà écrit que M. Angers avait l'habitude de vivre) tire un salaire proportionnel à la grosseur de son croissant, lorsqu'elle consent à briller sans s'occuper des règlements de l'obscuration.
Les rivières qui descendent des montagnes se font payer à la hauteur des sauts qu'elles exécutent pour nous sur leur parcours.
La nature ne donne rien pour rien. Donc rien pour rien aux enfants des hommes. "Quiconque ne travaille pas par ses bras, par son cerveau ou par ses épargnes n'a droit à rien," dit notre docteur.
L'enfant au berceau n'a droit à rien. Le malade sur son lit de douleur n'a droit à rien. Le vieillard qui vit plus longtemps que ses épargnes n'a droit à rien.
Les allocations familiales, les pensions de vieillesse, sont contraires à la loi la plus fondamentale en doctrine sociale catholique : la loi du travail. Nous croyions que la formule "Travaille ou crève" était la loi prêchée par Karl Marx et mise à l'honneur par Lénine. M. Angers la revendique comme une pierre fondamentale de l'édifice catholique.
M. Angers nous rappelle qu'il y a un péché capital qui s'appelle paresse. C'est vrai. Il y en a même six autres. Elle est le septième, et le premier s'appelle orgueil, monsieur le professeur.
Puis, la paresse, constate-t-il, est déjà très répandue de nos jours. Merci d'enregistrer ce fait. Comme le régime créditiste n'existe encore nulle part, on ne pourra toujours pas dire que c'est le Crédit Social qui a fait les paresseux qui révoltent M. Angers.
Il y a des passages de trop dans l'Évangile. Notre-Seigneur n'aurait jamais dû parler des lis des champs et des oiseaux du ciel. Il n'aurait jamais dû multiplier les pains et commettre le crime de les distribuer gratuitement.
Notre-Seigneur a mal composé son Pater. Au lieu de nous faire dire : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, — il aurait dû nous faire dire : Faites-nous gagner notre pain.
Lorsque le Sauveur fait de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain le fondement de toute sa doctrine, le résumé de la loi et des prophètes, il oublie la loi fondamentale, n'est-ce pas, monsieur Angers ? C'est la loi du "Rien pour rien" qu'il aurait dû prêcher, et l'homme assommé par les voleurs n'aurait jamais dû être secouru par le bon Samaritain.
Quelle mollesse dans l'Évangile ! Pourquoi donc le divin Maître n'a-t-il pas eu l'élémentaire sagesse de consulter d'abord les professeurs Angers de son temps ?
Pourquoi le Pape Pie XI, dans son immortelle encyclique, a-t-il demandé que le système économique procure à TOUS et à CHACUN le droit à une honnête subsistance ?
Tous et chacun ? Même les enfants ? Même les invalides ? Même les bras libérés par la machine ? Oubliait-il donc "la loi la plus fondamentale en doctrine sociale catholique" ? L'ignorant !
Le Pape n'aurait jamais dû écrire : tous et chacun. Il aurait dû dire : aux travailleurs. Et encore, pas aux travailleurs qui s'occupent à des choses de leur gré, à l'embellissement de leur milieu ; pas à ceux qui perdent des heures à lire et à méditer. Non, non : aux travailleurs qui produisent des choses à vendre. Le travail vendable est le seul travail digne du nom dans notre ère de mercantilisme.
Il y a aussi ce Maritain, qui passe pour le grand philosophe thomiste de nos jours.
Quelle idée croche a donc gîté dans la tête de ce penseur pour qu'il ose traiter de barbare la loi du "rien pour rien" ?
Pour Angers, c'est une loi fondamentale du catholicisme ; pour Maritain, c'est une loi barbare.
Sûrement, M. Angers va excommunier M. Maritain.
Pourquoi M. Maritain, dans son Humanisme Intégral, écrit-il que, dans une économie véritablement humaine et chrétienne, la personne devrait être servie au moins dans ses besoins essentiels et avoir "le plus de choses possible pour rien" ? Exactement les mêmes termes que M. Robillard.
M. Maritain précise : "Que tout homme, en entrant dans le monde, puisse effectivement jouir, en quelque façon, de la condition d'héritier des générations précédentes".
Héritier. Tous et chacun, héritiers. De par sa seule naissance, en entrant dans le monde, tout homme héritier. Comme cela est exaspérant, n'est-ce pas, monsieur Angers ?
Est-ce que, par hasard, en allant à saint Thomas et en allant au Crédit Social, on trouverait des points de rencontre dans le domaine temporel, sur le palier des réalisations concrètes ?
Ou bien Jacques Maritain est-il détraqué ? Ne devrait-il pas ré-apprendre son catéchisme, et cette fois à l'école de M. Angers ?
Le livre de Daniel Rops. "Ce qui meurt et ce qui naît", doit bien être dans la bibliothèque de l'École des Hautes Études, où enseigne M. Angers. Si notre professeur a le malheur de l'ouvrir à la page 141, il y a de quoi le faire bondir d'indignation. Encore une hérésie :
On ne pourra prétendre à quelque ordre social que "le jour où le droit à l'existence sera égal et absolu pour tous les hommes ; où l'homme, par le seul fait de sa naissance, bénéficiera, sur la société, d'une créance qu'il s'agit de déterminer, mais dont le principe paraît juste, si l'on songe qu'elle ne fera jamais qu'équilibrer l'effort de millions d'hommes, nos prédécesseurs sur la terre charnelle, pour conquérir, pour exploiter, pour dominer le monde de la création".
Une créance sur la société — du seul fait de la naissance — héritage commun des millions d'hommes qui nous ont précédés !
Dans la page précédente, Daniel Rops jugeait que :
"La garantie contre le risque mortel de la faim apparaît comme la première demande que l'homme puisse adresser à la société. Elle paraît d'autant plus justifiée aujourd'hui qu'une abondance sans pareille permettrait, dans la pratique, si le monde était moins déréglé, d'accorder aisément cette garantie".
Et Rops d'ajouter :
"Mais cette garantie doit être de droit. De droit, et non d'aumône".
Ce n'est donc pas sous le titre charité, mais sous le titre justice, que Daniel Rops revendique l'assurance du minimum vital à tous, enfants ou vieillards, valides ou invalides, employés ou non employés.
Pauvre monsieur Angers, continuez de prêcher. Mais surtout, jeûnez et priez pour la conversion de ces grands esprits en train de sombrer dans l'hérésie.
Était-il catholique, ce Jésuite, le Père Henri du Passage, lorsqu'en 1936, il écrivait les phrases que nous publions en page 2 de ce numéro, sous le titre "Le droit au dividende" ?
Il oubliait la loi fondamentale du travail, lorsqu'il parlait de répartition des ressources dans un monde d'où la technique mécanique licencie de plus en plus le travail humain.
Il tombait dans l'hérésie créditiste, lorsqu'il affirmait le droit de TOUS sur un patrimoine commun, légué par les devanciers et enrichi à chaque génération.
Était-il catholique en 1936, le R. Père Lévesque, lorsqu'il écrivait les deux dernières pages de sa brochure "Catholicisme et Crédit Social" ?
Étaient-ils catholiques, en 1939, les neuf théologiens qui oubliaient la loi fondamentale de la doctrine sociale catholique, pour justifier le Crédit Social, avec son escompte compensé gratuit, avec son dividende gratuit, contre toute accusation de socialisme ?
M. Angers, grand défenseur de la foi, trouve, lui, que toute tentative d'application d'un plan créditiste conduirait à "une sorte quelconque de socialisme, et dans la pire forme qu'il puisse prendre".
Libre à lui. Mais dix années de faim en face de l'abondance non distribuée, et quatre années de pain au prix de la plus affreuse boucherie d'hommes de tous les temps, nous ont convaincus que la loi du rien pour rien n'est pas précisément la loi fondamentale de la doctrine sociale catholique.
Et les créditistes, qui croient n'avoir rien perdu de leur sens catholique, et qui sont loin d'être des paresseux, monsieur Angers, sont bien déterminés à torpiller la loi barbare dont vous vous constituez le preux champion.