Les méfaits de l'ignorance

le jeudi, 01 mars 1945. Dans Réflexions

Je me demandais depuis longtemps par quelle magie les financiers réussissaient à créer tantôt des crises, tantôt des périodes de prospérité factice, tantôt des guerres, toujours des dettes, sans jamais que le monde s'avisât de les montrer du doigt.

Je me demandais comment les jeunes de mon âge avaient pu avaler coup sûr coup dix années de dépression puis cinq années de tuerie sans jamais dénoncer cette force monstrueuse qui les pousse comme des pions sur un damier.

Je me demandais comment les peuples pouvaient en arriver à se saisir à la gorge, pour ensuite s'en­orgueillir de victoires stériles ou se venger de leurs défaites en risquant d'autres défaites.

Je me demandais comment des hommes au cœur tendre, qui s'apitoient généralement sur le sort d'un chien, en étaient arrivés à trouver tout na­turel que des milliers de familles soient privées du nécessaire lorsque la production moderne les convie au festin de l'abondance.

Oui, je me suis demandé bien des choses depuis quinze ans. Et je n'ai pu trouver qu'une explication à cette foule d'illogismes : l'ignorance.

C'est l'ignorance qui fait les esclaves.

Puissance de l'argent

Il est assez étrange d'entendre certaines gens pester contre les financiers, non pas à cause des pouvoirs que ceux-ci détiennent mais à cause de l'argent qu'ils ont. Ils voudraient dompter les financiers au lieu de dompter l'argent. Et c'est la grande masse qui en est venue à croire qu'elle pour­rait se faire une vie facile en dépouillant le million­naire. Lamentable erreur.

Pourtant, à travers cette ébauche de convoitises, on sent que la masse a une idée assez juste de l'importance de l'argent. Elle se rend vaguement compte que tout ce qu'elle voit est à vendre et que tout ce dont elle a besoin du côté matériel doit s'acheter. Elle aspire à posséder un pouvoir d'achat accru.

Mais à ce point, la masse ne sait plus faire de distinctions. Va-t-elle, dans son désir légitime de profiter davantage des richesses du pays, écouter les clameurs des communistes et obliger le riche à partager ses biens avec une foule anonyme ? Va-t-elle pencher plutôt du côté des socialistes et tro­quer sa liberté à l'État contre un plat de piastres chèrement gagnées ? Ou ne va-t-elle pas se ren­seigner de plus en plus et comprendre enfin que le contrôle de la monnaie devrait être au moins aussi profitable à la société qu'il l'est à une poignée d'individus ?

La solution créditiste

Les créditistes savent. Ils savent que c'est dans une création d'argent nouveau, lorsqu'il y a insuffi­sance d'argent, et non pas une redistribution de vieil argent, que réside la solution au problème fondamental de l'heure. Ils ont compris que la fan­taisie des banquiers est loin de concorder avec les besoins des peuples. Ils reconnaissent en toute logique qu'un argent qui naît sous forme de dette ne peut pas engendrer la véritable prospérité. Et ils prêchent à tout venant que la réforme monétaire est d'autant plus impérieuse que le système actuel est moins humain et moins social.

Heureux sont les créditistes, qui possèdent la lumière et font reculer les ténèbres autour d'eux.

Ceux qui admettront avec moi que l'argent amène la prospérité et qui me concéderont que les financiers ont nécessairement des intérêts contrai­res aux nôtres, verront sans doute pourquoi les gens font la guerre quand ils voudraient la paix, vivent dans la détresse quand l'aisance est à leur portée, insultent la Providence quand ils sont en­tourés de ses bienfaits.

Projet de voyage

S'ils veulent, ceux-là, pousser la logique un peu plus loin, ils percevront que les financiers, par leur contrôle de la monnaie, font danser le monde dans le creux de leur main et qu'une puissance aussi néfaste ne peut bien s'exercer que si elle demeure cachée. C'est comme les trésors : ceux qui sont ex­posés à la vue de tous ne sont pas les plus précieux.

Voilà pourquoi si peu de gens connaissent les secrets du système monétaire ; et aussi pourquoi ceux qui soulèvent le voile ont si mauvaise presse. L'ignorance est à ce point répandue que les per­sonnes les mieux intentionnées font des pieds et des mains pour aider les financiers à conserver leur trésor.

Mais enfin, me dira-t-on, comment est-il possible de cultiver et d'entretenir tant d'ignorance chez une population qui se prétend intelligente ? Nous ne sommes pas en Afrique. Nous avons des écoles, des collèges, des universités, des savants, des diplômés quoi...

À la bonne heure, voilà une remarque fort perti­nente et qui me donnera l'occasion d'entreprendre un petit voyage pour aller aux preuves. Veuillez me suivre et vous serez émerveillés.

Dans les écoles

En cheminant sur les routes de ma province, j'arrive infailliblement à une petite école. La mar­maille qui joue dans la cour se soucie fort peu de savoir d'où vient l'argent. Si j'allais parler d'ar­gent à l'un de ces petits il serait bien capable de me demander "une cent pour acheter du candy". À cet âge il suffit de se rendre compte que la mon­naie vient du papa et les bonbons du magasin. N'en exigeons pas davantage.

Mais voici que j'arrive à la porte d'un de nos collèges classiques. C'est ici que l'on fait des hom­mes bien instruits et bien éduqués avec la mar­maille de tout à l'heure. Je sonne. Du fond d'un corridor garni des photos de ceux qui sont déjà partis à la conquête des âmes ou du monde m'ar­rive un grand garçon apparemment gonflé de grec, de latin, de fleurs de rhétorique et de citations.

— Bonjour, monsieur ; vous désirez... ?

— Tout juste un renseignement. Veuillez me dire, cher jeune homme, si dans une institution aussi réputée on enseigne aux élèves d'où vient l'argent.

— L'argent ? On n'a pas besoin d'enseigner cela, monsieur, nous le savons depuis longtemps.

— Tiens, tiens ; et d'où vient-il donc, l'argent ?

— De notre père. Et quand on en manque pour les menues dépenses, du Père économe.

Et par-dessus le marché, il me dit cela d'un air moqueur, le misérable !

Je dois ajouter ici que dans les collèges classiques la plupart des étudiants envisagent des études théologiques. On peut bien leur pardonner leur ignorance en matière de système monétaire. Mais les autres, ceux qui optent pour les professions libérales par exemple, n'auraient-ils pas intérêt à connaître ce sujet vital pour la vie de leurs con­citoyens ? Car il arrive justement que les profes­sionnels sont les plus mordus d'ambitions politi­ques et que leur situation leur donne une énorme puissance sur leur entourage. Malheureusement pour nous, le prestige ne remplace pas la connais­sance des faits et le pouvoir n'est pas une école. Je dirais plutôt que le pouvoir est un entraînement à la domination progressive.

Au cours commercial

Que n'ai-je commencé mes pérégrinations par le bon endroit ? C'est dans une maison d'enseigne­ment commercial qu'il fallait aller tout d'abord, que diable. Le royaume des affaires, des chiffres, des piastres imaginaires, du calcul. Entrons-y.

Un autre jeune homme à la porte. Celui-ci a les doigts dégagés, l'allure aussi ; un certain sans gêne et l'assurance d'un homme d'affaires qui réussit. Voilà bien mon informateur idéal.

— Quelque chose pour vous, monsieur ?

— Oui, un simple renseignement. Dites-moi donc qui fait l'argent, d'où il vient, comment il meurt...

—... ?

— Car enfin, voilà une chose que Dieu n'a pas créée et qui existe pourtant.

— Ma foi, monsieur, vous m'avez. Mais il me semble que ce doit être le gouvernement.

— Erreur, mon ami, sinon pourquoi le gouver­nement en emprunterait-il toujours ?

Je fais grâce au lecteur de la fin de la conversa­tion. Mon jeune homme, plein de bonne volonté, m'offrit d'aller chercher son professeur. J'ai refusé. J'ai cru que la maison en avait assez d'une humi­liation dans une même journée.

À l'université

Il faut prendre courage. Il me reste à visiter l'université.

Là, un étudiant en économie politique et un autre en sciences sociales admettent que le système monétaire est leur moindre souci. Ils cherchent plutôt à organiser l'économie de la nation d'après le système de dettes et d'argent rare que nous con­naissons. Ils ne pensent même pas que notre sys­tème monétaire puisse être défectueux. Je me disais qu'à force de considérer une chose comme intou­chable elle peut fort bien le devenir, à ce qu'on voit.

Mes universitaires s'en tenaient donc à l'étude des balances favorables de commerce, aux moyens de créer de l'emploi pour tous sans détruire la ma­chine, aux réformes à opérer pour distribuer plus équitablement la rareté.

— Mais, remarquai-je, vous avez pourtant de savants professeurs qui font des livres, des con­férences dont parlent tous les journaux et des cau­series à la radio ?

— En effet, monsieur, nous avons des professeurs éminents, des économistes d'envergure ; mais entre nous, plus la fin de la guerre approche moins ils sont sûrs des remèdes qu'ils proposent. Il faut dire aussi que c'est embêtant en sirop...

— J'vous crois, leur dis-je en partant, plus on piétine dans une mare plus ça fait de la boue.

Ainsi, pas moyen de me renseigner dans les mai­sons d'enseignement. Personne pour m'expliquer qui fait une chose dont tout le monde se sert, que chacun convoite et qui est essentielle à la survivan­ce de tous. Je vous assure que nous voilà bien près d'atteindre à l'ignorance crasse.

Dans la société

Quand j'ai vu cela, je me suis lancé à la pour­suite — oui poursuite est bien le mot — du ren­seignement que je cherchais dans la vaste société.

J'aurais cru perdre mon temps en instituant une enquête Gallup à travers la foule. Aussi ai-je abor­dé des gens bien vus et des membres de sociétés de réputation nationale, même internationale. C'est de cette façon que je suis venu en contact avec trois ou quatre députés, certains gros brasseurs d'affaires, des directeurs de sociétés St-Jean-Bap­tiste, des membres de clubs sociaux, des faiseurs de séances, de parties de cartes et de bingo. J'en ai rencontré du monde. Et que de snobs, grands dieux !

D'abord les députés m'ont dit que le système monétaire est excellent et que ce sont les exporta­tions qui font la prospérité d'un pays. J'ai voulu leur faire remarquer que la consommation domes­tique devait compter pour quelque chose, mais ils m'ont arrêté net. Moi, petit ver de terre, quelles qualifications avais-je donc pour oser douter de leurs affirmations ?

Les brasseurs d'affaires m'ont soufflé d'une ha­leine "enscotchée" : "Écoute, mon gars, tu es jeune. Plus tard tu deviendras "wise" à ton tour et tu auras d'autres préoccupations que de savoir d'où vient la monnaie. Laisse-nous te dire en secret que c'est nous qui faisons de l'argent, autant d'argent que possible, par tous les moyens. Les braillards, laisse-les brailler. Nous avons réussi, qu'ils fassent comme nous".

En coudoyant les directeurs d'une société St-Jean-Baptiste, j'ai appris qu'on y travaillait pour l'avancement des nôtres. Noble cause, car Dieu sait si nous avons besoin d'avancer. J'ai glissé à l'oreille d'un de ces directeurs qu'un bon dividende national ferait grand bien à nos grosses familles. "Pas de politique au sein de la Société", m'a-t-il affirmé. Pourtant, ce directeur était bien favorable aux allocations familiales, et la société aussi, en bloc.

En somme, lorsqu'il s'agit de prendre l'argent dans la poche des autres, la Société approuve ; mais, lorsqu'il est question de toucher au trésor caché des financiers et de distribuer gratuitement un pouvoir d'achat adéquat, c'est de la politique.

Les clubs sociaux

Quant aux clubs sociaux, je suis sous l'impression qu'ils veulent aussi faire du bien. Ils ont une pré­dilection pour les enfants pauvres et c'est beau. Mais pendant que leurs membres se fendent en quatre pour pratiquer la charité, le système d'ar­gent rare multiplie les rachitiques, les étiolés, les espiègles et les criminels en herbe. Pourtant, ne demandez pas aux clubs sociaux de déterminer les causes : ils sont trop occupés à atténuer les effets. Peut-être craignent-ils eux aussi de verser dans la politique ?

Bon. Chers lecteurs, si je continue sur ce ton, je finirai par froisser quelqu'un. J'ai fait un beau voyage, mais pas un voyage réconfortant. Dans les écoles, on n'enseigne rien du mécanisme monétaire, dans la société on ne se met point en peine de l'étudier. Pendant ce temps-là, les financiers con­tinuent de jouer de la lyre sur les ruines qui s'accu­mulent autour de nous.

Je puis cependant affirmer à la suite de mon voyage que le monde est rempli de bon monde. Et pourtant, plus ça va, plus il y a de vols, plus il y a de crimes, plus il y a de guerres, plus il y a de révolutions. Qui donc mène le monde et tout ce bon monde ?

Comment expliquer aussi que dans un pays riche, parmi une production abondante, au sein d'une population fière, il y ait tant de sociétés, d'organismes, de personnes qui font la charité et tant de gens qui en vivent ?

La charité, dans ces conditions, devient une renonciation aux droits acquis et crée un esprit de défaitisme qui ne devrait pas avoir de place parmi nous. Car il ne faut pas oublier que si la charité fait du bien à celui qui la pratique, elle ne peut pas satisfaire complètement celui qui la reçoit. J'en sais quelque chose pour avoir été victime des fa­meux secours directs.

Appel aux créditistes

Créditistes, un appel. Vous qui condescendez à apprendre des choses que les autres dédaignent ; vous qui avez mis l'étude et le dévouement à la base de votre action bienfaisante ; vous qui avez entrepris de libérer les hommes en domptant la monnaie, n'hésitez pas un instant à passer les faits autour de vous. Votre grand obstacle, ce n'est pas le financier sans cœur, ce n'est pas le politicien enflé et imbécile, ce n'est pas Hitler, ce n'est pas Hirohito, ce n'est pas le communisme ni le socialis­me, votre grand obstacle c'est l'ignorance, entre­tenue savamment par ceux qui en profitent.

Tous ensemble, montons à l'assaut de l'ignoran­ce, forme d'esclavage le plus bête qui soit, et que 1945 voie s'opérer des trouées lumineuses dans les brumes opaques qui enveloppent l'honnête popu­lation du vieux Québec.

TIGAS

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