Liberté pour ces jeunes

le mardi, 01 janvier 1946. Dans Conscription

Monsieur le Rédacteur, "Vers Demain",

Montréal, P. Q.

Monsieur le Rédacteur,

La guerre a créé beaucoup de divisions chez nous.

Il y a ceux qui se sont empressés de s'enrôler dans les forces armées, pour aller, croyaient-ils, défendre un idéal qui leur était cher. Ce fut le petit nombre.

Il y a ceux, plus nombreux, qui, depuis longtemps en quête de travail et d'argent et n'en trouvant point, ont pris cette planche de salut qui s'offrait pour échapper à la faim.

Il y eut aussi des peureux, qui, craignant les sé­vérités de la conscription et espérant un traitement plus favorable du volontariat, coururent au-devant et s'enrôlèrent.

Mais d'autres refusèrent de voir dans cette guerre au-delà des océans des intérêts canadiens. Aussi refu­sèrent-ils de servir en dehors du Canada. Quand leur régiment quitta le pays, ils restèrent en arrière — prêts à servir, mais dans leur pays seulement. Peut-on forcer quelqu'un à défendre sa liberté, quand il ne la croit pas en danger  ? Les mots forcer et liberté se con­tredisent.

Aujourd'hui, les hostilités sont finies. Pourquoi s'acharne-t-on à rechercher les déserteurs  ? Où veut-on les envoyer combattre  ? Si l'on veut garder au cœur de ces jeunes gens l'amour du sol natal, afin qu'ils soient toujours prêts à le défendre en cas d'attaque, il est de mauvaise politique de leur rendre la vie intolérable dans ce beau pays.

Nous qualifions d'atroces les traitements infligés à nos prisonniers, par les Japonais par exemple. Mais les Japonais sont des païens, qui ne savent pas recon­naître la noblesse de l'être humain, créé par Dieu pour une destinée immortelle. Puis leurs victimes étaient des ennemis.

Nous n'avons aucun de ces prétextes pour justifier les punitions qu'on fait actuellement subir à des jeu­nes de chez nous qu'on qualifie de déserteurs. Ils ne sont pas des ennemis du Canada  ; et le Canada est censé être un pays chrétien.

Ce n'est pourtant pas l'impression qui se dégage des courts entretiens qu'il est possible d'avoir avec des détenus à Kingston, Lansdowne, Niagara, etc.

Veut-on en faire des coursiers  ? Là-bas, il semble qu'il soit défendu de marcher. On court à la cuisine, chercher son repas. On revient à sa cellule en courant. (Ajoutons que la nourriture est très insuffisante pour satisfaire leur appétit). On court à la salle de visite. On court littéralement en se rasant, puisqu'il faut tout faire dans l'espace de deux minutes.

La moindre infraction au règlement est récompen­sée par trois jours de peine. Pour avoir accepté une cigarette de sa femme, un détenu s'est vu condamner à trois jours au pain et à l'eau, puis à-être privé de visite pour tout le temps de sa détention.

Les détenus perdent, en entrant, tout droit de pos­session — plume, rasoir, montre, livres, leur.sont en­levés. On permet parfois certaines lectures, mais rien que des lectures censurées.

A moins de parler seuls dans leurs cellules, les dé­tenus ont peu de chance de faire usage de la parole. Quand bien même un parent fait cent milles pour aller voir un détenu, celui-ci n'a la permission de le voir que pendant vingt minutes, — et les gardiens comptent juste  !

On leur accorde parfois vingt minutes de conversa­tion avec leurs compagnons d'infortune. Mais là en­core, on y met tout l'inhumain possible. Ils forment deux rangs face à face  ; et, pendant les vingt minutes, chacun ne peut parler qu'à l'homme en face de lui, qu'ils se connaissent ou non, qu'ils parlent la même langue ou non... Veut-on en faire des fous  ?

La correspondance, pensera-t-on, peut être leur dé­sennui. Non, car on ne leur permet d'écrire qu'à cer­taines personnes seulement ce qui se borne parfois à un seul membre de la famille — et à certains jours seulement. Il en va de même pour la correspondance qu'ils reçoivent  : ils ne peuvent la toucher qu'à.date fixée, et rien que celle de certains parents seulement. Les sœurs et frères des détenus écrivent souvent en vain  : les lettres ne sont pas remises au destinataire.

Avouez qu'il faut une force" plus qu'humaine à ces jeunes pour souffrir tout cela, de la part de leurs pro­pres concitoyens. Est-ce pour leur faire mieux aimer le Canada  ?

Certains de nos députés se plaisent à dire : "Le temps n'est plus à la discussion, le temps est au tra­vail."

Le temps est au travail ! Pourquoi alors garder des cultivateurs, des menuisiers, etc., dans des camps de détention où l'on ne fait rien que des exercices mili­taires inutiles, alors que la production a besoin de tous les bras valides ? Peut-on trouver plus frappant exem­ple d'illogisme ?

Que font donc nos messieurs de la Colline d'Otta­wa depuis le 11 juin dernier ?

Bien à vous,

Cécile BRUNET

146, rue St-André, Ottawa,

le 3 décembre 1945.

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