La majorité des quelque 60 nations du monde vont se rencontrer, se parler, discuter, projeter et essayer de bâtir autre chose qu'une tour de Babel. C'est à San Francisco que, le 25 avril, doivent s'ouvrir ces assises solennelles.
Il s'agit de construire une société des nations moins fragile que sa sœur aînée. Sera-t-elle moins maçonnique et moins enjuivée ?
Gardons-nous de juger d'avance, mais posons les faits.
Une conférence préliminaire, tenue à Moscou et terminée le 1er mars 1943, fut le premier pas. Une bien étrange place pour chercher de l'inspiration ! Tout de même, les quatre grandes puissances représentées à Moscou décidèrent d'établir le plus tôt possible un organisme international fondé sur l'égalité souveraine de toutes les nations pacifiques. La formule était reluisante.
D'août à octobre 1944, des fonctionnaires représentant les gouvernements de l'Angleterre, des États-Unis et de la Russie tinrent des réunions à Dumbarton Oaks, pour jeter des bases plus précises de l'organisme projeté. La Russie quitta les réunions un peu avant la fin et la Chine les joignit à son tour. Les pourparlers se terminèrent le 9 octobre 1944.
À Yalta, de nouveau sur le territoire russe, les trois chefs des trois grosses nations, Staline, Roosevelt et Churchill, ajoutèrent quelques clauses, dont certaines devaient demeurer secrètes. Et c'est là, qu'on fixa le lieu et la date de la conférence de San Francisco.
Tous ces préliminaires furent posés par quatre nations : la Russie, l'Angleterre, les États-Unis et la Chine, surtout par les trois premières. Plus tard, on a demandé à la France de se joindre à ces quatre pour constituer le sanhédrin des cinq grandes puissances du monde. Et c'est ce Sanhédrin qui devait faire les invitations aux autres pays pour la conférence de San Francisco.
La France, n'ayant point participé aux préliminaires, a décliné la charge de nation invitante, craignant que la solidarité avec les quatre signifie l'acceptation de tout ce qui avait été fait sans elle. Elle veut garder sa liberté de proposer des amendements.
Les invitations ont donc été faites au nom des quatre autres grandes puissances. Mais les cinq auront les privilèges spéciaux dont nous parlerons tout à l'heure.
Pour mériter l'invitation à participer à l'élaboration d'une charte mondiale, un pays doit être en guerre contre l'Allemagne et le Japon. Quelques nations se sont empressées de déclarer la guerre, pour la forme, afin d'avoir voix au chapitre. D'autres, comme le Portugal, ont jugé que c'est contraire à l'honneur d'entrer en guerre contre une nation déjà vaincue : celles-là n'auront pas droit au chapitre.
De ce fait aussi, le Vatican se trouve exclu. C'est une puissance surtout spirituelle ; le Pape représente directement le Christ lui-même, la seule source où l'on puisse trouver la paix. Mais c'est du Christ, du Pape et du spirituel que la franc-maçonnerie a le moins souci.
Un autre pays se trouve aussi exclu, bien qu'il ait saigné plus que tout autre pour la cause des Nations-Unies. C'est la Pologne. Le territoire polonais est sous la coupe de la Russie. La Russie pousse un gouvernement polonais à son goût, le comité de Lublin. Le gouvernement légitime de la Pologne, encore exilé à Londres, n'est pas acceptable à la Russie, et le gouvernement de Lublin n'est pas acceptable aux États-Unis. (Quant à Churchill, il fait de l'opportunisme.) La Pologne est donc considérée comme n'ayant pas de gouvernement et, jusqu'ici, n'est pas invitée.
C'est une farce, après que le monde libre est supposé avoir pris les armes à cause de la violation du territoire polonais par l'Allemagne. Mais, que n'a-t-on vu depuis que le diable a placé la Russie du côté des alliés ?
La figure 1 représente les nations du monde : dans le carré intérieur, les 44 nations actuellement désignées pour participer à la conférence. Les cinq grosses sont très reconnaissables. Trois d'entre elles portent une auréole, parce que ce sont ces trois-là qui mènent le bal. L'auréole de la Russie l'emporte sur celle de l'Angleterre et celle des États-Unis, car c'est elle qui tient le plus gros bâton. La France et la Chine ont l'importance, mais non le prestige.
Quant aux 39 autres, moyennes ou petites, elles sont toutes considérées, d'ici la Conférence au moins, comme du menu fretin.
En dehors du carré pointillé, une douzaine de nations, représentées par des cercles pointillés, ne sont pas invitées ; nous avons souligné spécialement le Vatican et la Pologne, parce que ce sont deux éloquents reproches aux maîtres architectes. Quant à l'Allemagne et au Japon, la figure les représente écrasés sous le reste de l'univers et mis hors-la-loi.
L'organisation projetée aura comme organes principaux :
Une Assemblée générale ;
Un Conseil de Sécurité ;
Une Cour de justice ;
Un secrétariat ;
Un État-major militaire ;
Un Conseil économique.
L'Assemblée générale sera composée de représentants de toutes les nations membres, chaque délégation ayant droit à une voix.
On vient cependant d'apprendre qu'un accord secret de Yalta consent à la Russie le privilège de trois voix !
L'Assemblée pourra étudier toute question d'intérêt international, excepté les différends internationaux. Ses décisions importantes sont prises par un vote des deux tiers de ses membres.
Le Conseil de Sécurité aura une bien plus grande importance. C'est lui qui étudiera les différends internationaux, demandera au besoin un jugement à la cour de justice internationale, et décrétera les sanctions économiques ou militaires s'il y a lieu.
Ce conseil de sécurité sera composé de 11 membres (Voir figure 2). Sur ce nombre, cinq sont permanents, donc non élus. Ce sont eux-mêmes qui se sont choisis avant d'inviter les nations. Ces cinq-là sont ni plus ni moins les cinq grosses puissances : Russie, Angleterre, États-Unis, France, Chine.
Les six autres membres du Conseil de sécurité seront élus par l'Assemblée générale, pour un terme de deux ans. Ils ne seront pas éligibles pour deux termes de suite. Les six petits changent, mais les cinq gros sont inamovibles.
Ainsi, les cinq grandes puissances n'ont pas assez de leur seule importance pour dominer les autres. Il faut, en plus, que leur siège ne soit jamais mis en question.
Et ce n'est pas tout. La grosseur ne leur suffit pas. L'inamovibilité ne leur suffit pas. Il leur faut en plus l'intouchabilité garantie par la charte mondiale.
Lorsqu'il surgira un différend, entre nations, c'est le Conseil des onze — des cinq gros et des six petits — qui étudiera le cas. Pour prendre une décision, il faudra sept voix.
Si l'un des membres du Conseil de sécurité est partie au différend, il devra s'abstenir de voter pour décider s'il a tort ou s'il a raison. C'est élémentaire. Mais lorsqu'il sera question de décider s'il faut agir contre le coupable, l'intéressé reprendra son droit de vote. Évidemment, il ne votera pas contre lui-même. Or, la constitution projetée porte que le vote devra recevoir au moins sept voix et comprendre les cinq voix des cinq conseillers permanents.
Cela veut dire que, si l'un des cinq gros est jugé coupable, on ne pourra jamais prendre de sanctions contre lui, parce qu'il n'aura qu'à voter contre les sanctions, et le vote ne comprendra plus les cinq voix des cinq permanents. Les petits, les conseillers non permanents, n'échapperont pas, eux, parce que s'il y a sept votes, quand même le leur n'y est pas, le canon marche.
Voilà donc, avant même l'ouverture de la Conférence, cinq grosses nations protégées tant que la charte durera : protégées d'abord par leur propre force militaire ; protégées deuxièmement par leur permanence au Conseil de Sécurité ; protégées troisièmement par leur propre vote qui suffira, constitutionnellement, pour paralyser tous les autres.
Nous espérons que cette permanence et ce veto ne seront pas avalés d'un trait par les 39 autres nations. Nous voici loin de l'égalité souveraine de toutes les nations, grandes ou petites, affirmée à Moscou. Moscou a du ressort.
La part de chaque nation aux expéditions militaires décrétées par le Conseil de Sécurité reste matière à décider.
L'État-major, au service du Conseil de Sécurité, sera chargé de surveiller les armements et de mettre à exécution les plans d'intervention militaire.
L'Assemblée générale élira aussi un Conseil économique international. Sera-ce pour servir ou pour dominer ? Ce qu'il y a de certain, c'est que l'un des premiers pas dans le sens d'un Conseil économique fut fait à Bretton Woods, et à Bretton Woods les tenants de l'étalon-or, de l'étalon rareté, prirent le haut du pavé.
Le Conseil Économique (Voir figure 3) se composera de 18 membres. Dans ce conseil, pas de permanence ; le prestige financier peut sans doute se passer de ces précautions.
Les membres du Conseil Économique seront élus pour trois ans. Ils seront rééligibles à volonté, ce qui permettra une sorte de permanence aux plus puissants.
Après San Francisco
Les délégués réunis à San Francisco élaboreront, ou essayeront d'élaborer, une nouvelle charte mondiale ; à moins que la charte soit déjà toute préparée et qu'il s'agisse seulement d'une procédure pour lui donner un baptême démocratique.
San Francisco ne sera pas une conférence de paix pour dresser le traité qui doit suivre la fin des hostilités, ni pour tracer les frontières nouvelles de certains États européens, bien qu'il soit tout à fait dans l'ordre d'y protester contre la méthode russe d'imposer des frontières nouvelles sans se soucier des autres. Le gros des gros n'a pas l'air de s'inquiéter beaucoup de toute la batterie qui pourra sortir de San Francisco.
Le but de la conférence de San Francisco n'est donc pas de terminer la présente guerre, ni d'imposer les conditions aux vaincus, ni de partager les dépouilles entre les vainqueurs : ça, c'est une autre histoire. La conférence de San Francisco doit seulement établir un organisme mondial pour éviter d'autres guerres.
Elle essaiera aussi d'établir un organisme pour faciliter (dit-on) les relations économiques et sociales entre les diverses nations membres de la société.
Quoi qu'il en soit, la charte tracée à San Francisco par les délégués pourra ensuite être adoptée ou refusée par les nations elles-mêmes, selon la constitution qui régit chacune. Chez nous, au Canada, a souligné M. King, la charte devra être approuvée par le Parlement, par le nouveau Parlement qui sera élu lors du prochain appel au peuple.
Est-ce que le peuple lui-même aura son mot à dire ? Lorsque se feront les élections, la charte ne sera probablement pas encore terminée, et il sera impossible aux candidats de prendre attitude et de soumettre leur attitude aux électeurs. Est-ce que les élus approuveront ou refuseront sans consulter leurs électeurs, comme a fait le Parlement de 1939 pour déclarer la guerre ?
Une chose aussi importante, qui définira le rôle du Canada ans les relations mondiales, dans les cas de sanctions économiques ou militaires, devrait certainement être soumise au public par un plébiscite, après un temps suffisant pour l'étude des propositions et de leurs répercussions prévisibles.
Le Canada participera à la conférence de San Francisco. C'est décidé, et c'était désirable. Il n'y aura jamais trop de nations de second ou de troisième ordre pour faire contrepoids aux empiétements toujours possibles des puissances de premier plan.
La communauté des nations ne peut plus être niée. Les progrès de la science, activés encore par la guerre, suppriment pratiquement les distances et ignorent les frontières. Si l'on ne veut pas que toutes les nations se précipitent dans des guerres de plus en plus affreuses, il faut que toutes s'entendent pour protéger la paix. L'isolement est de plus en plus impossible dans un sens ou dans l'autre.
Il serait malheureux d'abandonner la construction de cet organisme mondial aux Slaves et aux Anglo-Saxons. Nous nous réjouissons de voir la France appelée à y jouer un rôle important. Les nations latines de l'Amérique du Sud y seront aussi. La province française de Québec y aura sûrement ses représentants dans la délégation canadienne. Nous regrettons que l'Espagne et le Portugal n'y soient pas.
Et le Vatican donc ! Il y a des principes que l'orientation actuelle de l'organisation projetée semble oublier.
Comme le remarquait très justement Georges-Henri Dagneau dans L'Action Catholique du 28 mars :
"L'expérience de la Société des Nations a appris aux Anglo-Saxons le néant de la souveraineté inconditionnée des États et de la règle de l'unanimité dans les conseils internationaux. Aussi, par réaction, sont-ils en train d'échafauder des systèmes de hiérarchisation des pays selon leur importance matérielle. Or, le fait brutal de la matière, plus ou moins volumineuse, ne peut pas donner naissance à des droits. Seul, l'ordre des êtres par rapport au bien commun de la personne humaine engendre des relations juridiques."
Voilà ce qu'il faudrait faire comprendre aux Anglo-Saxons comme aux Russes. Ce n'est pas en transférant le culte de la force de Hitler à Staline, ni aux autres gros du jour, qu'on rend ce culte supérieur à celui des valeurs spirituelles.
Pour établir un ordre mondial nouveau, le Vatican, matériellement minuscule, était la première puissance à convoquer à San Francisco.
Puis, n'oublions pas le Nisi Dominus aedificaverit domum : "Si le Seigneur ne bâtit lui-même la maison, c'est en vain que travaillent ceux qui la construisent."
Nous pouvons être sûrs qu'à San Francisco, il y aura d'autres délégués que les représentants officiels des nations invitées. Ils n'auront pas le droit de vote, mais ils seront là pour inspirer ceux qui auront le droit de vote. Les financiers y seront. Les Juifs y seront. Les socialistes y seront. Toute la bande infernale essaiera de canaliser ce concile œcuménique de la matière.
Pour ne pas rester accablés sous le poids de ces lourdes réflexions, rappelons-nous que la cité temporelle ne se bâtit pas rien que dans les conseils internationaux. Si la vie internationale a besoin d'être organisée, il n'est tout de même pas dans l'ordre de faire dépendre toute notre vie nationale et locale des décisions internationales.
Si nous pouvons prier sans la permission du bolchéviste de Moscou ou des francs-maçons du 33e degré qui président aux gros états anglo-saxons, nous devons aussi apprendre à utiliser sans leur permission les biens de chez nous pour mener une vie convenable chez nous.
Pour cela, il n'est que de nous dégager de l'internationalisme financier qui fait danser tout le monde au même pas, quelles que soient les conditions réelles des divers pays. Cet internationalisme-là n'est nullement nécessaire à la paix du monde ; il est au contraire la principale cause des frictions économiques qui préludent aux frictions politiques.
Si Ottawa ne veut pas dégager le Canada de cette tutelle financière, nous pouvons fort bien et devons travailler à nous en dégager provincialement. N'est-ce pas ce que cherche l'Union Créditiste des Électeurs, en insistant pour un système financier purement provincial, capable au moins d'écouler librement dans la province les produits de la province ? C'est tout le but des Maisons du Trésor.
San Francisco a son importance. Oui. Mais les problèmes de la vie courante peuvent tous se régler à Québec pour la province de Québec, si l'on consent une bonne fois à se passer de règlements financiers aussi absurdes qu'anti-sociaux.