Au Moyen-Âge comme aujourd'hui, il existait des voleurs. Mais la technique du vol s'est perfectionnée.
En ce temps-là comme aujourd'hui, un homme pouvait être dépouillé de ses biens. Un voleur pouvait lui dérober un animal ou du grain. Un seigneur trop exigeant pouvait demander à son vassal trop de produits ou de services. Mais jamais la banqueroute ou la mendicité ne vinrent punir l'homme du Moyen-Âge parce qu'il avait trop bien travaillé ou parce que la Providence lui avait donné des moissons trop abondantes. Cette anomalie était réservée à notre époque. C'est de nos jours, que l'homme doit se priver, en face de l'étalage des produits de son travail et des générosités de la Providence. Et la mesure de la disparité entre la production et la consommation exprime justement la mesure dans laquelle l'homme est privé de l'équivalent économique de ses efforts ou des cadeaux du Ciel.
Au Moyen-Âge, un homme pouvait être volé : mais au moins il savait qu'il était volé, où il était volé, de quoi il était volé. Tandis qu'aujourd'hui, à moins d'avoir, comme les disciples de l'école créditiste, déchiré le rideau qui voile le contrôle du crédit, il ne sait pas qu'il est volé, ou, s'il le sent, il ignore en quoi et comment il est dépouillé du fruit de ses efforts. Au Moyen-Âge, l'homme retirait plus ou moins de fruits de son travail, selon la somme de ses efforts, selon les connaissances appliquées dans ses procédés de production, selon la clémence ou l'inclémence des saisons.
Mais, en ce temps-là, l'homme ne se faisait pas, comme aujourd'hui, un fétiche du travail et de l'emploi. Il considérait le travail comme un moyen d'obtenir des produits, jamais comme une condition pour se servir des produits obtenus. Ses journées de repos étaient beaucoup plus nombreuses que celles de nos modernes. Les congés religieux, plus fréquents que nos congés civils ou bancaires. "Bank holidays".
L'Homme du Moyen-Âge n'était pas le jouet de chiffres incompréhensibles pour lui. Il savait ce qu'il donnait ; il savait ce qu'il recevait ; il était à même d'exiger un équivalent économique de ses efforts.
Le cordonnier qui apportait une paire de chaussures à un cultivateur pouvait demander en retour, peut-être deux sacs de farine. L'un et l'autre jugeaient que les produits s'équivalaient.
Mais que trouvez-vous en présence aujourd'hui ? Un homme s'en viendra-t-il devant un fermier en disant : Donnez-moi deux sacs de farine en retour des 600 coups de pelle que j'ai donnés sur un chantier de voirie ?
Non. Il dira : Donnez-moi deux sacs de farine, en échange de ces permis d'acheter que j'ai en mains, pour une valeur de $7.00.
Les 600 coups de pelle fournis dans les deux jours qu'il a gagné $7.00 équivalaient-ils à la production de deux sacs de farine ? C'est une autre affaire. Ni l'un ni l'autre des deux n'est capable d'en juger. Ce sont les permis, les piastres, dans la main de l'acheteur qui comptent pour le vendeur. Mais rien n'assure l'équivalence entre l'effort qui a produit le bien qui se vend, et l'effort qui a obtenu les permis d'acheter.
La production est devenue une affaire compliquée. Les produits sortent de partout, et abondants, mais commencés en une place, transformés en plusieurs autres, finis ailleurs, transportés, mis sur le marché à des centaines et des milliers de milles de leur origine. Presque personne ne travaille à la production de choses qu'il utilise lui-même. La plupart sont employés, la journée durant, à produire des fractions de produits et ces fractions n'ont en elles-mêmes aucune valeur de consommation.
Comment l'homme qui passe ses années à façonner des parties minimes de quelque machine-outil, peut-il savoir que ses efforts équivalent ou n'équivalent pas à la quantité de nourriture ou de vêtements qu'il peut acheter avec les salaires reçus ? Quel rapport y a-t-il entre l'effort qu'il fournit et l'effort qui a fourni les choses que son travail lui permet de procurer à sa famille ?
Il peut sembler à l'ouvrier qu'il retire ou ne retire pas de l'entreprise une rémunération suffisante. Il peut sembler à l'employeur qu'il lui est impossible, même en supprimant tout profit, de payer davantage son employé. Mais il n'y a aucune évidence à l'œil, comme il y en avait à l'œil des deux parties au temps où l'on s'offrait mutuellement des produits commencés et complétés à peu près sur place.
D'où un tas de difficultés, de heurts, d'accusations réciproques, de problèmes qu'on essaie de régler par des marchandages ou des compromis, mais dont la situation déclenche immédiatement, par ricochet, des problèmes analogues dans d'autres secteurs. C'est le cas, par exemple, des augmentations de salaires dans un rayon de l'industrie, qui portent directement sur les prix des produits, de cette industrie et diminuent, par voie de conséquence, le pouvoir d'achat des salariés des autres industries et surtout le pouvoir d'achat de la communauté agricole. On entend des plaintes de toutes parts et ce n'est pas étonnant.
Une chose certaine, c'est qu'en temps normal, la communauté, dans son ensemble, ne reçoit pas l'équivalent économique du capital-efforts ou science appliquée qu'elle apporte à la production. Elle n'en touche pas l'équivalent économique, puisque, en temps normal, la consommation est frustrée pendant que la production s'accumule.
Et il est pour le moins extraordinaire, lorsque la production s'accumule faute d'écoulement, d'entendre tant de voix publiques réclamer du travail au lieu de réclamer des permis de consommer. Le travail étant un moyen de produire, où est le sens de réclamer du travail devant des produits invendus ?
La cause de ce non-sens, c'est qu'on s'obstine à lier les permis de consommer, au travail, au lieu de les lier à la production offerte. On est allé jusqu'à blâmer l'industrie parce qu'elle ne fournissait pas d'emploi à tout le monde. Comme si le but des entreprises de production était de fournir de l'emploi. Le but d'une entreprise de production est de fournir des produits. Et l'efficacité d'une entreprise résulte justement de sa capacité à fournir un maximum d'effets avec un minimum d'efforts. Une entreprise est d'autant plus efficace qu'elle augmente la production avec le même travail, ou qu'elle diminue le travail pour la même production.
Le chômage a tellement fait souffrir des multitudes avant la guerre qu'on en est venu à fonder le redressement du régime économique sur l'embauchage intégral. On admet comme une vérité lapalissienne la déclaration du docteur Marsh : le seul remède au chômage est l'emploi.
Il y a pourtant un autre remède au chômage, et ce sont les loisirs. Il est plus conforme à une économie d'abondance et à un monde qui veut se dématérialiser.
Mais, pour qu'au lieu de "chômage" et "misère", on dise "loisirs", et "joie et liberté", il faudrait le régime des dividendes, il faudrait le Crédit Social.