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Où étaient-ils avant 1939 ?

le mercredi, 15 décembre 1943. Dans Réflexions

Après quatre années de guerre, voisin Baptiste, homme du peuple, n'a pas absolument perdu la mémoire, malgré le branle-bas de la propagande de guerre et malgré l'ahurissement des décrets-lois, des restrictions, des rationnements, des ordon­nances de l'enrôlement et du service sélectif. Et voisin Baptiste fait des réflexions et pose des ques­tions qui ne manquent pas de piquant.

Tout récemment, voisin Baptiste découronnait sans vergogne les illustres patriotes qui ont mis leurs talents d'hommes d'affaires au service du Ca­nada, moyennant le ridicule salaire de $1.00 par année.

— Voyons, Baptiste, ce sont là des hommes de cœur. Point du tout attachés à l'argent. Ils ne me­surent point leurs services. Ils quittent leurs bu­reaux, s'arrachent à des affaires qui ont absorbé leurs pensées et leurs calculs pendant un quart de siècle et plus ; ils donnent généreusement leur temps et des méninges supérieures, tout cela pour $1.00 par année. Tu n'en ferais pas autant, Bap­tiste. $1.00 par année : moins de 2 sous par se­maine. Travaillerais-tu pour 2 sous par semaine, toi, Baptiste ? Et connais-tu bien des Baptistons qui travailleraient pour 2 sous par semaine ? Et tu oses manquer de respect à ces incomparables pa­triotes !

Et Baptiste, sans s'emballer, de répondre avec un petit air sceptique, mais point bilieux, car Bap­tiste a toujours les yeux pétillants et une note de gaîté même dans ses critiques les plus mordantes :

— Deux sous par semaine, une piastre par an­née ? Soit. Mais à qui va-t-on faire croire que ces messieurs-là et leurs familles vivent avec deux sous par semaine ? S'ils se contentent de deux sous par semaine, pour leurs services publics, c'est qu'ils ont au moins une autre source à piastres. Et cette au­tre source, ce n'est point en sous, ni en une-pias­tre, ni même en dix-piastres qu'ils en tirent de quoi soutenir leur budget.

Des patriotes à une piastre par année ? Des pa­triotes, avez-vous dit ? Mais un patriote, est-ce que ce n'est pas un homme qui aime sa patrie, en tout temps, qui veut le bien de son pays, la pros­périté de son pays, afin que toutes les familles de son pays soient aussi heureuses qu'il est possible de l'être avec les richesses du pays ?

Eh bien, moi, Baptiste, pas à la tête d'une gros­se compagnie, j'ai tout de même remarqué que, pendant au moins dix années, le pays n'avait point l'air de faire tout à fait le bonheur de ceux qui l'habitaient. Nos jeunes gens allaient, les bras bal­lants, d'une place à l'autre, en quête d'emploi qu'ils ne trouvaient pas. Nos mères de famille pleuraient sur les enfants qu'elles ne pouvaient plus nourrir et habiller convenablement et sur les grands qui décevaient tous les espoirs maternels pourtant ali­mentés de tant de sacrifices. Nos ouvriers chô­maient, nos cultivateurs végétaient et se faisaient hypothéquer.

Et pendant ce temps-là, pendant ces dix années-là, où étaient-ils, les grands patriotes à une piastre par année ? Pourquoi, dans ce temps-là, n'appor­taient-ils pas leur temps et leurs méninges supé­rieures au service du pays, pour le sortir du trou ?

C'étaient nous, des Canadiens, qui en arrachions au Canada. Et cela ne les émouvait pas ? Et cela laissait leur patriotisme dormant ?

Il a fallu que l'Allemagne attaque la Pologne, à des milliers de milles d'ici, pour que nos gouverne­ments prennent un air de bouger. Et il a fallu cela aussi pour que nos patriotes à une piastre trouvent qu'il fallait s'occuper du Canada et des Canadiens. Et encore, pour s'en occuper uniquement en fonc­tion de la boucherie !

Les petits enfants qui mouraient avant l'âge, faute de soins, faute d'argent, pas faute de méde­cins ; faute d'argent, pas faute de nourriture dans le pays ; et les jeunes gens qui gaspillaient leur vie ; pour la même raison ; santés ruinées et morts pré­maturées — tout cela n'éveillait pas la fibre pa­triotique des hommes à une piastre par année, par­ce que ça se passait au Canada. Les souffrances autour d'eux ne les empêchaient pas de continuer leur brassage d'argent et leurs parties de golf. Il a fallu des souffrances là-bas, sur les bords de la Vistule, pour les apitoyer...

—Mais, Baptiste, c'est parce que le Canada est entré en guerre pour défendre la civilisation, que ces hommes à une piastre, grands preux de la ci­vilisation, ont eu l'occasion de faire preuve de vertu.

—Ah ! elle n'était pas attaquée, la civilisation, avant 1939 ? Est-ce que ce n'était pas barbare au possible, de laisser ainsi souffrir le monde de chez nous, en face de nos magasins débordants, en face de piles de produits ?

C'est dans ce temps-là que les patriotes à une piastre par année auraient dû se lever pour la dé­fense d'une civilisation qui croulait sous leurs yeux.

Une piastre par année ? On nous dit que ces mes­sieurs à une piastre par année présentent des comptes de dépenses de $15.00 et plus par jour. À ce compte-là, je donnerais mes services, moi aussi, pour une piastre par année. Puis on dit aussi que leurs positions à une piastre par année leur four­nissent des tuyaux et que leurs compagnies n'y perdent rien. Des malins insinuent même que ces patriotes-là sont bien plus utiles à leurs compa­gnies à Ottawa que dans leurs bureaux.

Mais moi, Baptiste, je n'ajoute pas foi à tous ces racontars. Il y a tant de mauvaises langues. Je me contente de la remarque qui me saute à la tête avec les faits sous les yeux : Patriotes à re­tardement. Pas patriotes quand leurs concitoyens crèvent de faim. Mais patriotes de la haute ; tout d'un coup, quand le canon crache en Europe. Est-ce que, par hasard, ces coups de canon menacent de nuire à la prospérité de leurs compagnies ? Ou bien, serait-ce que c'est la participation à des ac­tivités de guerre qui est le plus propre à faire la prospérité de leurs compagnies ?

—Allons, Baptiste, vous allez tomber dans les insinuations, vous aussi. Puis vous n'êtes ni tendre ni reconnaissant, mon ami. Ces grands hommes ont entendu l'appel du devoir et ils ont fait de grands sacrifices.

—Oui, comme M. Saint-Laurent, lorsque M. King l'a appelé à prendre le ministère de la Justi­ce. Il a proclamé qu'il sacrifiait ses causes, qu'il quittait un bureau payant, pour accomplir sa part pour le salut de l'humanité. Diable ! que ne faisait-il le même sacrifice dans les dix années où il y avait tant de misère pas loin de lui, dans son propre pays, dans sa propre ville ?    

* * *

Et Baptiste ne démord pas. Ce n'est pas lui qui va élever des statues aux grands qui occupent la scène et remplissent les colonnes des journaux. Des politiciens qui croisaient les bras, des hommes d'affaires qui restaient à leurs piastres, pendant que la multitude mangeait de la misère sans aucu­ne raison valable ! Ça, des patriotes ? Mais où donc était leur patriotisme avant septembre 1939 ?

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